Edward Steichen, In memoriam, 1904.

© Steichen Estate

L'œuvre d'Edward Steichen est d'une rare prolificité aussi bien dans les sujets que dans les applications, remarquable par le perpétuel renouveau des pratiques, des techniques et de l'évolution du style.
Prise en 1900 - et tirée en 1904 -, cette image fait partie de sa période pictorialiste (membre du mouvement photo-secession et collaborateur de la revue Camera Work). 
Cependant, ce nu est une photographie assez singulière dans son œuvre. 
On y retrouve le climat énigmatique, symboliste presque, le flou et la subtilité des clairs obscurs chers aux pictorialistes. Aux pieds de la figure féminine, un objet sphérique vient créer un point d'ancrage et d'incandescence. On y reconnaît également son sens aigu de la composition : la posture de la femme, son corps ployé au visage dissimulé derrière la masse de la chevelure ruisselante, viennent occuper incomparablement l'espace de l'image. Mais chez Steichen, la plupart des nus ou des figures féminines sont presque immatériels, vaporeux. Au contraire, ici, le corps est dense, massif, d'une sensualité lourde et figure un abandon violemment charnel.
Plus que pictural, il est sculptural. Et l'on ne peut manquer de rappeler que c'est en 1900, pour la première fois, que Steichen rencontre Auguste Rodin dans son atelier parisien. Ce nu fait alors curieusement écho à l'amante du Baiser ou encore à la Danaïde (deux femmes elles aussi en état d'abandon). Steichen l'aurait intitulée In Memoriam le modèle s'étant donné la mort par amour pour lui...

Joan Fontcuberta / Histoires de sang


© Joan Fontcuberta

Toute photographie est une fiction qui se prétend véritable. En dépit de ce qui nous a été inculqué, la photographie ment toujours, elle ment par instinct, elle ment parce que sa nature ne lui permet pas de faire autre chose. [...] La photographie agit comme le baiser de Judas : le faux attachement vendu pour trente deniers, un acte hypocrite et déloyal, qui cache une terrible trahison, en somme la délation de quelqu'un qui prétend incarner la vérité et la vie. La véracité de la photographie s'impose avec une candeur semblable. Mais ici aussi, derrière un sensation de certitude béate, se camouflent des mécanismes culturels et idéologiques qui affecteront nos visions du réel. Le signe innocent dissimule un artifice chargé d'intentions et d'histoire.
Joan Fontcuberta

Hémogrammes. Des gouttes de sang humain sont posées à même des plaques d'acétates, puis ces plaques sont utilisées comme négatifs. La lumière traverse la matière pour fixer l'image. Alors l'agrandissement est exposé.
Communion photographique. Le sang comme don eucharistique (les visiteurs de l'exposition sont invités à offrir leur sang, une infirmière est présente, les tirages portent les initiales du donneur et la date). La résurrection par le sang s'accomplit à travers la révélation photographique : le liquide organique, originel, permet la réalisation d'une image de contact (elle même image première, sans intermédiaire, directe). Alors s'opère une transsubstantiation du sang en image par la lumière.
Analyses sanguines. Le sang comme catalyseur de questionnement sur les vérités et les connaissances scientifiques. Derrière la certitude, quelle est la réelle omniscience, l'objectivité, la suprématie de l'analyse scientifique (maladies, cancer, Sida, empreintes génétiques, fichage ADN, identité) ?
Le sang comme empreinte fragmentaire, mais essentielle puisque première, du corps et de l'individu. Le sang du flux menstruel, de la vie, de la filiation, de la souffrance, de la mort, de la pureté virginale ou ethnique. Pourtant, ces images demeurent enfermées dans leur mutisme, rien n'est révélé. Elles font tache plus qu'elles ne font sens. Et finalement, elles nous amènent à nous interroger sur la vérité et l'objectivité de l'objet photographique.

A lire (absolument) : Le baiser de Judas, Joan Fontcuberta, Actes Sud, Arles, 1996.
A visiter : le site internet de Joan Fontcuberta

Composition, 1950 / Josef Sudek


Ne pas se laisser duper par l'économie de moyens : un coin de table, un œuf, une soucoupe. Une image pourtant d'une grande sophistication.
La matité de la coquille contraste avec la brillance de la porcelaine.
L'œuf velouté repose donc, dans un équilibre presque miraculeux, sur le rebord de la soucoupe. L'angle de prise de vue en fait un cercle presque parfait.
Le cercle de l'œuf, celui de la soucoupe, celui du centre de la soucoupe, puis l'œuf qui se reflète au centre.
Et Sudek fait des ronds dans l'eau.

She Never Told Her Love, Henry Peach Robinson, 1857.


She never told her love, but let concealment, like a worm 'i th' bud, feed on her damask cheek. She pinned in thought; and, with a green and yellow melancholy, she sat like Patience on a monument, smiling at grief. Was not this love indeed? We men may say more, swear more; but indeed our shows are more than will; for we still prove much in our vows but little in our love.
William Shakeaspeare, Twelfth Night.

Fading Away
Peintre, photographe, auteur de plusieurs ouvrages théoriques consacrés à la photographie, Henry Peach Robinson est également le  créateur du groupe "Linked Ring"*, considéré comme l'un des précurseurs du mouvement pictorialiste. Il prône notamment une rupture avec le caractère scientifique du médium pour le mettre au service de l'expression picturale. S'affranchissant de l'automatisme de la photographie, il est un adepte des interventions dans le processus de création, utilisant, entre autres, des techniques d'assemblage. Ainsi, l'une de ses œuvres les plus célèbres, Fading Away (1858), est réalisée à partir de cinq négatifs différents. La photographie montre l'agonie d'une jeune fille au milieu des membres de sa famille. Parfaitement agencée, elle fait preuve à la fois d'un souci d'unité, de composition et de lumière, mais aussi d'une dimension réaliste et narrative de l'image.
She Never Told Her Love est une étude préliminaire à la figure centrale de cette composition. On y retrouve le même modèle, posant en jeune femme mourante, dans un fauteuil, soutenue par des oreillers. Le titre de l'image fait référence à une réplique de Viola dans La douzième nuit, de William Shakespeare (les photographes de l'époque victorienne aimaient à s'inspirer d'œuvres de poésie, de littérature ou de théâtre comme des textes bibliques).

Post mortem, Southworth&Hawes, ca.1846
L'image, bien qu'extrêmement réaliste d'un point de vue plastique, est, par cette citation même, revendiquée par l'auteur comme une œuvre de fiction. (Il n'est pas inutile de rappeler ici que la photographie post mortem est une tradition au 19e siècle. Le dernier portrait du défunt, conservé dans l'album de famille, était souvent le seul). Contrairement à l'image composite à laquelle elle est destinée, She Never Told Her Love est étonnamment contemporaine par le dépouillement (pour ne pas dire l'absence) du décor, le violent contraste entre le fond et la figure au premier plan, la lumière qui vient concentrer toute l'attention sur le visage de la jeune femme se mourant d'amour. 
Henry Peach Robinson semble saisir ici l'"instant le plus fécond, celui qui fera le mieux comprendre l'instant qui précède et celui qui suit."** Elle est sur le point de s'éteindre : l'instant fatidique, celui de la tension extrême, amoureuse et funèbre, avant l'achèvement décisif de la scène, celui, précis, du passage entre la vie et la mort. Devant l'image, qui s'ouvre comme un seuil perpétuel pour le regard, où cette femme ne cesse de se consumer, on sait qu'il ne va (qu'il ne peut) rien se passer, et pourtant, on ne peut s'empêcher d'attendre.


A voir : L'exposition Une ballade d'amour et de mort : photographie préraphaélite en Grande-Bretagne, 1848-1875, du 8 mars au 29 mai 2011. Le site internet du musée d'Orsay

* Association de photographes, fondée en 1892, faisant la promotion du pictorialisme et de la photographie comme un des Beaux Arts.
** Gotthold Ephraim Lessing, Laocoon (1766), éditions Herman, Paris, 1990, p. 120.

Jean-François Spricigo / Anima

© Jean-François Spricigo

Les problèmes posés par les préjugés raciaux reflètent à l’échelle humaine un problème beaucoup plus vaste et dont la solution est encore plus urgente : celui des rapports de l’homme avec les autres espèces vivantes. Le respect que nous souhaitons obtenir de l’homme envers ses semblables n’est qu’un cas particulier du respect qu’il faudrait ressentir pour toutes les formes de vie.
Claude Levi-Strauss

La faim du tigre est comme la faim de l'agneau. C'est la faim naturelle et implacable, mais douloureuse, de vivre. C'est cet appétit insatiable de provoquer ou d'endurer l'atrocité au quotidien, pour perdurer, toujours, ce sinistre théâtre où s'illustrent souffrances, crimes, terreur et esclavage, auxquels seule la Mort peut mettre fin. La Faim du tigre, c'est enfin et surtout la recherche rageuse de la raison pour laquelle, dans un cynisme sordide, ce sont la grâce, la beauté, l'innocence et l'amour, qui ont été choisis pour rythmer cette tragédie.
Charles-Louis Philippe.

Le petit peuple des animaux domestiques, parqués dans nos zoos, nos villes ou voués à la boucherie semble soudain surgir de l'ombre. Ces animaux, dont nous sommes si proches, et pourtant nous avons oubliés, à force de domination, de consommation et d'ignorance, que leur réalité n'est pas si différente de la nôtre. Jean-François Spricigo ne les considère pas à hauteur d'homme. Son regard est dépourvu de toute prédation, de toute volonté anthropomorphique comme de toute considération zoologique. Il nous ramène à une dimension instinctive, originelle de l'animal, dans sa sauvagerie, sa grâce, son acharnement à vivre. Il dresse également le constat implicite d'une nature avilie, asservie et pourtant indomptée par la férocité des hommes.
Et cet état des lieux, sensible et douloureux, tout en nous rappelant à la condition animale, nous dit aussi un peu de la condition des hommes.

Le site internet de Jean-François Spricigo

Hiroshi Watanabe / Suo Sarumawashi

© Hiroshi Watanabe


...l'anthropologie nous a montré que bien plutôt "qu'anthropomorphiser l'animal", l'homme a choisi le plus souvent de se sacraliser en s'animalisant. Le primitif "n'élève pas" la panthère au rang de l'homme; il se fait panthère. L'enfant qui joue au chien s'imagine chien. Le miracle - et l'enfant et le primitif le sentent - est que précisément la même vie, les mêmes viscères, les mêmes processus digestifs ou reproducteurs, avec certaines différences dans le détail physiologique, certes, fonctionnent à travers cette quasi infinie variété des formes, et parfois avec des pouvoirs que nous n'avons pas. Il en va de même des émotions surgies de ces viscères.
Marguerite Yourcenar, Les Yeux ouverts, 1980.


Sarumawashi : la danse des singes. Tradition millénaire, rituel sacré devenu un spectacle de divertissement populaire. Avec le Nô et le Kabuki, le Sarumawashi est l'une des traditions théâtrales les plus anciennes du Japon.
Dans cette série, Hiroshi Watanabe a photographié les macaques en donnant d'eux une représentation bien éloignée de l'imagerie bouffonne qu'on pourrait attendre de ces singes savants. Il appréhende ces portraits avec la même délicatesse empreinte de sérénité que ceux qu'il a consacrés aux acteurs de Kabuki. Ces images, à la fois  fascinantes et inquiétantes, semblent percer le secrets de ces animaux. Ils viennent incarner ici autant de créatures fabuleuses frappées d'un obscur sortilège : les attitudes et les expressions des primates sont singulièrement humaines.
Irrémédiablement, l'idée d'anthropomorphisme affleure. Mais si ces photographies suscitent autant le trouble, c'est peut être moins par l'humanité qu'elles dévoilent dans le regard des macaques, que parce qu'elles font saillir dans notre regard un sentiment d'étrangeté qui nous renvoie à notre sauvagerie première comme à notre part d'animalité.


© Hiroshi Watanabe