Voler la soie est délicieux ; l'acheter ne me donnerait jamais le même plaisir. Contre la tentation, ma volonté ne peut rien ; lorsque je vole, c'est plus fort que moi ; et d'ailleurs, je ne pense à rien d'autre, je me sens poussée vertigineusement. La soie m'attire, celle des rubans, des jupes, des corsages. Lorsque je sens le froissement de la soie, cela commence par me piquer sous les ongles, et alors, il est inutile de résister, il faut que je prenne. [...] je ressens un gonflement de la gorge, et de l'estomac, puis je perds connaissance. Mais quand je peux prendre l'étoffe, je la froisse, cela me produit un serrement d'estomac particulier, ensuite, j'éprouve une espèce de jouissance qui m'arrête complètement la respiration ; je suis comme ivre, je ne peux plus me tenir, je tremble, non pas de peur, si vous voulez, mais plutôt d'agitation, je ne sais pas. Je ne pense pas à la mauvaise action que je viens de faire. Dès que je tiens la pièce dérobée, je vais m'asseoir à l'écart pour la toucher et la manier, c'est là qu'on me voit.1
Le contexte : psychiatre, médecin chef des urgences de la préfecture de Paris, Gaëtan Gatian de Clérambault est connu pour ses études consacrées aux délires passionnels et plus particulièrement à l'érotomanie (pathologie qu'on appelle encore syndrome de Clérambault). Il est l'auteur de deux articles intitulés Passion érotique des étoffes chez la femme (parus en 1908 et 1910) dans lesquels il compile les observations relatives à quatre femmes ayant éprouvé une attraction morbide, principalement sexuelle, pour certaines étoffes, la soie surtout, et, à l'occasion de cette passion, des impulsions kleptomaniaques.
Clérambault enseigne également aux Beaux Arts de Paris (de 1924-1926) comme professeur d'esthétique et de drapés. Blessé à deux reprises durant la Grande Guerre, il fait deux séjours de convalescence au Maroc en 1912 et 1919. Il y réalise des milliers de photographies d'étude des vêtements des femmes marocaines. Entrelacs de fascinations pour l'étoffe, les femmes, le pli.
Le drapé, ici, n'est pas une "seconde peau" comme dans les sculptures antiques ou les oeuvres de la Renaissance2 (on sait que les artistes appliquaient parfois les étoffes humides sur leurs modèles pour qu'elles épousent mieux le corps). Dans ses images, les plis sont droits, les étoffes lourdes, la femme dévorée, engloutie par le voile. On ne devine du modèle que le regard qui perce par une brèche étroite et quatre doigts qui soulèvent un panneau de tissu (qui ne dévoile rien d'autre qu'un nouveau pli et la lourdeur d'un autre voile). Chez Clérambault, le voile vient comme un rempart à un corps qui se refuse et ne se laisse pas deviner.
1. in Gaëtan Gatian de Clérambault, Passion érotique des étoffes chez la femme, Les empêcheurs de penser en rond, 1991.
2. "et que surtout les étoffes ne cachent pas le mouvement, c'est à dire les membres, et que ces membres ne soient pas traversés par les plis ni par les ombres des draperies, et imite autant que possible les Grecs et les Latins dans leur manière de montrer les membres quand le vent presse les draps contre eux." Léonard de Vinci, in Traité de la peinture.
2. "et que surtout les étoffes ne cachent pas le mouvement, c'est à dire les membres, et que ces membres ne soient pas traversés par les plis ni par les ombres des draperies, et imite autant que possible les Grecs et les Latins dans leur manière de montrer les membres quand le vent presse les draps contre eux." Léonard de Vinci, in Traité de la peinture.