Helen Levitt / New York, 1980.

© Helen Levitt

Since I'm inarticulate, I express myself with images.
Helen Levitt


© Helen Levitt
On connaît plus d'Helen Levitt son travail en noir et blanc des années 1940. Les graffitis, les familles, les gosses surtout, ceux des quartiers populaires de New York jouant dans les rues un peu miteuses, devant les façades décrépies. Cette vie désordonnée, qui s'agite, qui grouille, malgré une ville qui, en toile de fond, paraît un peu hostile. 
Son œuvre rassemble autant d'accidents, de coïncidences infimes et poétiques, de petites énigmes quotidiennes. La grâce et le sérieux des deux enfants, fillette blanche, petit garçon noir, dansant un flamenco passionné. Trois autres encore, sur le perron de leur immeuble, affublés de leurs masques bricolés pour Halloween.
Dans l'image de 1980, la rue est désertée, des poubelles défoncées sont agglutinées contre un mur, quelques papiers gras traînent, les voitures semblent avoir pris possession du terrain de jeux des enfants. Tout est partiellement hors champ, sauf la fillette au premier plan qui semble enclavée entre la voiture verte et le trottoir.
Mais que fait cette gamine dont on devine à peine la visage qui se reflète dans le miroitement de la gente, désarticulée, accroupie, seule, dans le caniveau? Curieusement, dans la photographie aux couleurs douceâtres, le monde paraît soudain presque désenchanté.

Gilbert & George / In the Piss

In the Piss, 1997. © Gilbert & George.

Ten commandments by Gilbert and George
Thou shalt fight conformism
Thou shalt be the messenger of freedoms
Thou shalt make use of sex
Thou shalt reinvent life
Thou shalt create artificial art
Thou shalt have a sense of purpose
Thou shalt not know exactly what thou dost, but thou shalt do it
Thou shalt give thy love
Thou shalt grab the soul
Thou shalt give something back


Gilbert (Prousch) et George (Passmore) se rencontrent en 1968 à la Saint-Martin's School of Art de Londres et y exposent ensemble pour la première fois. Les deux anglais irrévérencieux, adeptes de l'art pour tous, aux impeccables complets devenus leurs uniformes de travail et leur signe de reconnaissance auprès du grand public, constituent depuis un couple d'artistes inséparables.
Ils réalisent des performances, comme les célèbres Singing Sculptures (1970) ou des films désopilants, comme Gordon's makes us drunk* (1972). Durant douze minutes, sur fond de musique classique, Gilbert et George, impassibles, se pochtronnent copieusement à grand renfort de gin de la marque Gordon's, tout en répétant d'une voix monocorde "Gordon's makes us drunk" avec dignité et un flegme très britannique. Cet antagonisme entre leur attitude et leur apparence élégantes, socialement irréprochables et conventionnelles, et leur œuvre anticonformiste, souvent provocatrice ou parfois scatologique est une constante du binôme transgressif.  
Leurs premières photographies apparaissent dès le début des années 1970, d'abord en noir et blanc, puis en introduisant la couleur rouge. Ces images de grand format, à l'atmosphère oppressante, abordent les questions du chômage, de l'exclusion, de l'homosexualité... Depuis les années 1980, leurs travaux sont conçus le plus souvent par séries, aux couleurs éclatantes et aux quadrillages noirs évoquant des vitraux.
S'ils sont le sujet central de leur œuvre, qui sonde sans cesse la question de l'auto-représentation, leur implication est avant tout un moyen de tendre à un champ de questionnements très large. Souvent contestés, volontiers provocateurs et iconoclastes, ils y abordent la dualité, le fondamentalisme religieux, le sexe, la violence ou la peur, et, se jouant des préjugés, s'interrogent sur les tabous de notre société.
In the Piss (2,26 m x 1,90 m) fait partie de la série très controversée New Testamental Pictures, qui rassemble des autoportraits des deux artistes nus sur fond de sécrétions corporelles (sang, larmes, sueur, sperme, excréments, salive) métamorphosées en images abstraites par des agrandissements au microscope. Ils figurent ici, Adam et Eve d'un nouveau genre, sur un fond jaune éclatant d'urine. Les violentes réactions que cette image a suscitées montrent à quel point leur travail pose question, alors que notre société aseptisée n'a de cesse de revendiquer la libération sexuelle et l'émancipation du corps, sur notre rapport aux fluides corporels et à la nudité. 
There is such a big prejudice against…nakedness and two men. (Gilbert)

* Pour voir la vidéo cliquer ici

Dorothea Lange / Damaged Child, 1936.

Damaged child, Shacktown, Elm Grove, Oklahoma, 1936.© Dorothea Lange Estate 

There is a crime here that goes beyond denunciation. There is a sorrow here that weeping cannot symbolize. There is a failure here that topples all our success. The fertile earth, the straight tree rows, the sturdy trunks, and the ripe fruit. And children dying of pellagra must die because a profit cannot be taken from an orange. And coroners must dill in the certificates – died of malnutrition – because the food must rot, must be forced to rot.
The people come with nets to fish for potatoes in the river, and the guards hold them back; they come in rattling cars to get the dumped oranges, but the kerosene is sprayed. And they stand still and watch the potatoes float by, listen to the screaming pigs being killed in a ditch and covered with quicklime, watch the mountains of oranges slop down to a putrefying ooze; and in the eyes of the people there is the failure; and in the eyes of the hungry there is a growing wrath. In the souls of the people the grapes of wrath are filling and growing heavy, growing heavy for the vintage.
John Steinbeck, The Grapes of Wrath, 1939.

I am trying here to say something about the despised, the defeated, the alienated. About death and disaster, about the wounded, the crippled, the helpless, the rootless, the dislocated. About finality. About the last ditch.
Dorothea Lange

Après la crise de 1929, les Etats-Unis sombrent dans une grave période de récession économique. Parmi les mesures du programme du New Deal engagées par Roosevelt, la Farm Security Administration (FSA) entreprend, entre 1935 et 1942, sous l'impulsion de Roy Stycker, une enquête photographique sur l'Amérique rurale. La FSA recrute de nombreux photographes (parmi lesquels Walker Evans, Russel Lee, Ben Shan et Dorothea Lange), avec pour principe d'aborder la réalité le plus objectivement possible. Ils réalisent 270 000 images, qui sont autant de témoignages de la réalité économique et sociale de ces années noires.
Engagée alors qu'elle est photographe de studio à San Francisco, Dorothea Lange est la seule femme parmi les photographes de la FSA. Elle est également la plus atypique, car ses images sont très éloignées de la vision objective ou symbolique exigée par l'administration. Chez Dorothea Lange, pas de froideur documentaire ni de rigueur informative. 
En guenilles crasseuses, devant la baraque de tôles, la fillette pâle fixe la photographe de ses petits yeux creusés, effarouchée. Ses bras grêles, son visage déjà dur et marqué, ses mains instinctivement refermées vers elle trahissent une réaction d'animal traqué. L'image est d'une violence inouïe, non seulement par son sujet, mais par le bouleversement de Dorothea Lange au moment de la prise de vue qui transperce pour venir s'emparer de nous. Il serait simpliste de considérer son travail comme bêtement compatissant. Il est bien au-delà. Elle exprime dans ses images un investissement personnel, une proximité viscérale, douloureuse, physique et émotionnelle, à ceux qu'elle photographie. Attentive à l'excès, elle semble se refuser (ou être incapable) à porter un regard distancié. "Personne n'a su qui j'étais, ni même la couleur de mon existence. Mais j'étais quand même là".

Gina Pane / Questions de peau

© Gina Pane
Le corps est le cœur irréductible de l'être humain, sa partie la plus fragile.[...] Et la blessure est la mémoire du corps : elle représente sa fragilité, sa douleur, donc sa véritable existence. 
Gina Pane, 1988.

Action sentimentale, 1973. Gina Pane réalise une action à la galerie Diagramma, Milan. Une des étapes de l'action : elle enfonce méthodiquement les épines d'une rose dans son bras, tendu vers le public, puis s'entaille la main avec une lame de rasoir. Reconstitution d'une rose. 
L'action est en partie élaborée en fonction de sa potentielle captation photographique.
Le médium photographique, dans le processus, joue alors un rôle documentaire. Pourtant, les photographies sont aujourd'hui l'objet de l'exposition muséale. Les images exposées sont un vestige de l'œuvre, irremplaçable, puisque unique. Elles seules restent. Elles font acte (de l'action), elles font trace - une trace partielle, car elles n'opèrent qu'une faible rétention du continuum de l'action artistique (elles disloquent le flux, altèrent l'intensité, décontextualisent).
Gina Pane réalise une œuvre de contact, par l'inscription à même sa chair. Une écriture par la blessure. Ensuite vient la photographie, qui par son dispositif même, comme l'écrit Denis Roche dans La disparition des lucioles*, "fait au réel sa peau" (met à plat le réel sur la peau du papier, de la pellicule photographique). L'image photographique devient en quelque sorte, à l'instar de la peau de l'artiste, la mémoire cicatricielle des écorchures qu'elle s'est infligées.


* La disparition des lucioles, Denis Roche, Ed. de l'Etoile, Paris, 1982.
  

Trois femmes sur la plage, vers 1905.


Elle a les cheveux dénoués et les pieds nus, et ce n'est pas rien, c'est quelque chose d'absurde, sans parler de cette petite tunique blanche et de ce pantalon qui laisse la cheville découverte, tu devinerais presque la minceur de ses hanches, c'est absurde, seule sa chambre d'épouse l'a vue ainsi, et pourtant, c'est bien ça, elle est là sur cette plage immense où ne stagne pas l'air poisseux de la couche nuptiale mais où souffle le vent de la mer, apportant avec lui l'ordonnance d'une liberté sauvage refoulée, oubliée, opprimée, avilie, pendant une vie entière de mère épouse aimée femme. Et c'est sûr : elle ne peut pas ne pas le sentir. Ce vide autour sans murs, sans portes closes, et devant elle, uniquement, cet excitant miroir d'eau sans limites, en soi ce serait déjà une fête pour les sens, une orgie pour les nerfs, mais tout reste encore à venir, la morsure de l'eau glacée, le choc sur la peau, le coeur qui bat la chamade...


Alessandro Baricco, Océan mer.

Narcisse

Félix-Jacques Moulin, vers 1850, daguerréotype stéréoscopique coloré
Jeune Maiko, sans date / Edward Steichen, Anna May Wong, 1930 © Steichen Estate


Mais tandis qu'il apaise la soif qui le dévore, il sent naître une autre soif plus dévorante encore. Séduit par son image réfléchie dans l'onde, il devient épris de sa propre beauté. Il prête un corps à l'ombre qu'il aime [...] Insensé ! pourquoi suivre ainsi cette image qui sans cesse te fuit ? Tu veux ce qui n'est point. Eloigne-toi, et tu verras s'évanouir le fantastique objet de ton amour. L'image qui s'offre à tes regards n'est que ton ombre réfléchie ; elle n'a rien de réel ; elle vient et demeure avec toi ; elle disparaîtrait si tu pouvais toi-même t'éloigner de ces lieux. [...] "L'objet que j'aime est près de moi ; je le vois, il me plaît ; et, tant est grande l'erreur qui me séduit, en le voyant je ne puis le trouver : et pour irriter ma peine, ce n'est ni l'immense océan qui nous sépare ; ce ne sont ni des pays lointains, ni des montagnes escarpées, ni des murs élevés, ni de fortes barrières : une onde faible et légère est entre lui et moi ! lui-même il semble répondre à mes désirs. Si j'imprime un baiser sur cette eau limpide, je le vois soudain rapprocher sa bouche de la mienne. Je suis toujours près de l'atteindre ; mais le plus faible obstacle nuit au bonheur des amants.  [...] Si je te tends les bras, tu me tends les tiens ; tu ris si je ris ; tu pleures si je pleure ; tes signes répètent les miens ; et si j'en puis juger par le mouvement de tes lèvres, tu réponds à mes discours par des accents qui ne frappent point mon oreille attentive. Mais où m'égarai-je? je suis en toi, je le sens : mon image ne peut plus m'abuser ; je brûle pour moi-même, et j'excite le feu qui me dévore. Que dois-je faire ? faut-il prier, ou attendre qu'on m'implore ? Mais qu'ai-je enfin à demander ? ne suis-je pas le bien que je demande ? Ainsi pour trop posséder je ne possède rien. Que ne puis-je cesser d'être moi-même ! Ô vœu nouveau pour un amant ! je voudrais être séparé de ce que j'aime ! [...] et mourant tous deux nous ne perdrons qu'une vie". 
Ovide, Métamorphoses, livre III.


Narcisse est subjugué, fou d'amour de son propre reflet. Son reflet qu'il embrasse du regard (absorbé, englouti par l'image), des lèvres et de ses bras (ici se trame un enlacement/entrelacement, le cercle est clos, tout se noue). Son reflet qui, chaque fois, se soustrait et lui échappe. 
Leon Battista Alberti eut recourt à l'autorité du mythe de Narcisse pour définir l'essence la peinture*. Mais on peut aussi rapprocher la fable de la photographie. Absorbé par sa contemplation, Narcisse s'égare, ne saisissant pas qu'il s'agit de son reflet, mais aussi d'une image en flottement (donc insaisissable), muette, et qui s'évanouit sitôt qu'il cherche à l'effleurer. L'objet, illusoire et par là-même perfide, de son désir lui renvoie un regard qui le touche mais ne peut pas l'atteindre : il n'y a aucune réciprocité possible. Le miroir, impénétrable, ne renvoie rien de plus qu'une image : si je regarde mon reflet, lui me regarde mais ne me voit pas (contrairement à celui qui m'aime/que j'aime), la relation narcissique est forcément à sens unique... A trop vouloir embrasser, nulle étreinte : le reflet se révèle finalement mortifère. 
La fabulation poétique s'avère alors proche de la relation du regardeur à l'image photographique. En effet, la photographie entretient la même relation fermée à son référent (enlacement/entrelacement, inhérence à l'objet, elle l'enferme, en vase clos). Elle aussi est une image muselée (elle ne me dit rien, ne m'apporte aucune réponse), flottante (entre moi qui la regarde et son objet, dont elle est, depuis l'instant de la prise de vue, distanciée, dont elle me tend la dépouille). Illusion d'une présence, même perfidie : alors que ce qu'elle délivre me touche et me séduit, alors que je m'y abîme, je ne peux en aucun cas l'atteindre. 
La photographie est, par essence, un leurre, une image malhonnête qui ne tient pas ses promesses.


* "C'est pourquoi j'ai l'habitude de dire à mes amis que l'inventeur de la peinture, selon la formule des poètes, a dû être ce Narcisse qui fut changé en fleur car, s'il est vrai que la peinture est la fleur de tous les arts, alors la fable de Narcisse convient parfaitement à la peinture ! La peinture est-elle autre chose que l'art d'embrasser ainsi la surface d'une fontaine ?" in Leon Battista Alberti, De la peinture (De pictura), livre II, Macula, Paris, 1992.