Mes petites effigies / Annette Messager



Metteur en scène de sa mythologie personnelle Annette Messager use des techniques les plus variées (photo, collage, objets hétéroclites, montages, dessins, textes...). Ici, une installation (objet/photo/calligraphie), comme un rituel de protection évoquant le vaudou.
Couturière, elle a façonné une effigie avec des jouets : une tête de petit lapin rose en peluche accolée au corps d'une poupée de chiffon. La créature hybride et mythologique, mi-homme mi-animal, rappelle les objets de cultes, les fétiches africains : un objet sacré et magique (le lapin est souvent l'apanage du magicien). La photographie portée en pendentif comme une amulette montre une main protectrice enveloppant le ventre de l'homme-lapin, épinglé au mur, au-dessus de l'inscription incantatoire "protection protection, protection...". Usée, tâchée, l'effigie fait référence à un vieux "doudou", vestige de l'enfance jalousement gardé (talisman protecteur et rassurant aux vertus presque magiques). Jouet fétiche, objet adoré et malmené. On pique des aiguilles dans le fétiche, on maltraite la peluche.
L'artiste attire l'attention sur des objets de consommation propres aux sociétés occidentales "civilisées" qui, sans le reconnaître, ont des pratiques fétichistes proches des rituels de sociétés qu'elles jugent primitives.


Extrait de mon commentaire paru in La grande aventure de la photographie, SCEREN-CNDP, 2005.

Nu / Denis Darzacq


© Denis Darzacq

Une poésie du décalage. Une nudité originelle (sans érotisme, juste cette femme magnifique) dans un environnement morne de banlieue. Une image de rêve (qui ne s'est jamais rêvé déambulant nu ?), étrangement calme au petit matin. Quelque chose du paradis perdu. D'où vient-elle, cette étrange passante, qui traverse silencieusement l'image ?

Stanley Greene / Grozny, juillet 1996.

© Stanley Greene

 
Assise sur le bord du lit, la petite fille, visage à l'expression de dureté et résignation mêlées, enfile ses collants. Ou on les lui a enfilés, qu'importe. Ce qui importe, c'est qu'ils pendent. Vides. Comme une peau vidée de sa substance, comme la mue d'un reptile. Les deux prothèses sont à côté du lit. Pour pallier au vide des collants.
Markha Mutapiloum, 3 ans, a perdu ses deux jambes. Sa mère a été tuée alors qu'elle tentait de la protéger pendant un tir de roquettes. Aujourd'hui, elle vit avec son père et sa sœur. Je crois que le terme politiquement correct qu'emploient les armées aujourd'hui est "dommage collatéral". Un terme bien propret. 
Cette image de Stanley Greene est une des plus douloureuses que je connaisse. Elle figure, pour moi, les horreurs de la guerre, au même titre que la célèbre photo de Huynh Cong Nick Ut de la fillette vietnamienne, nue, brûlée au napalm, qui court vers lui en hurlant. Cette image avait éveillé une partie de l’opinion américaine et eu un impact considérable sur le conflit.
Aujourd'hui, l'opinion publique semble rester indifférente au drame tchétchène. A cette guerre qui a pourtant lieu si près de chez nous, européens, français des lumières si prompts à donner des leçons en matière de droits de l'homme.

Traces / Nicolas Bruant


© Nicolas Bruant

Lancinante, la route couleuvre se déroule et s'offre.Le chemin à parcourir trace une douce saignée dans la terre noire, terre immuable dans sa pesanteur. Parfois, ici ou là, à la croisée du chemin, la silhouette d'un arbre, d'un panneau indicateur ou d'un oryx halluciné. Au fond, au loin, devant, Nicolas Bruant regarde l'horizon en face. Cet horizon improbable, plein de promesses, qui se dessine à peine, exhorte à le rejoindre au cœur d'un monde qui semble originel. Avec la certitude que derrière l'homme, qui peu à peu se fond dans cette route et dans ce monde, plus rien ne reste à retenir ou qui retienne.Nicolas Bruant a l'échappée belle car elle ne mène nulle part. Il s'agit bien de cela : son dessein n'est pas dans la destination. Son dessein, c'est le trajet lui-même. Et l'on comprend alors pourquoi ses images retentissent de l'envoûtement puissant du bout du monde.

Le festin des fous / Joel Peter Witkin


© Joel Peter Witkin

 UN. La séduction. L'évocation des natures mortes, et soudain viennent se bousculer devant mes yeux une foule d'images, des œuvres de Chardin, des vanités, les pommes de Cézanne... Un délicieux rappel. La composition soignée, le charme des clairs-obscurs.
DEUX. L'effroi. A bien y regarder, c'est la mort qui couve. Des fragments de corps, de chair d'homme en putréfaction. Un pied, là, devant. Et le cadavre autopsié d'un nourrisson, avec la couture sur son ventre.
TROIS. La fascination. Witkin fait de l'horreur la beauté. Fascination morbide aussi. Tout ceci est bien de l'ordre du monstrueux, c'est-à-dire de ce que l'on montre et que l'on ne peut s'empêcher de regarder.
QUATRE. Le dégoût. Dégoût pour cette séduction/répulsion que suscite l'image. Dégoût surtout, de ce que Witkin fait de moi.

Coïncidences


Cette petite fille n'est autre que l'inspiratrice d'Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll.
A gauche, Alice Liddell à l'âge de 6 ans photographiée en petite mendiante par Lewis Carroll, à droite la même à 20 ans, photographiée en "Pomona" par Julia Margaret Cameron.

Koudelka


© Josef Koudelka

Quand on le salue et qu'on lui demande comment il va, Josef Koudelka répond immanquablement de sa voix tonitruante : "Toujours vivant!".
Ses photographies exhalent une savante alchimie entre délicatesse de la forme, justesse de la composition et une rugosité, une brutalité confondante. On prend le monde de front.
L'acier et le velours.
Un perfectionnisme ultime, jusque dans les tirages, somptueux. Rien ne lui échappe. Il affronte un monde saccagé, écorché, englouti, comme un duel. Koudelka est de la race des seigneurs. Enragé arpenteur insatiable. Le monde est sa proie. Il se livre à la photographie comme on livre un combat. Et il en sort, toujours vivant.