Eva Truffaut

© Eva Truffaut

Once I had, a little game 
I liked to crawl, back in my brain
I think you know, the game I mean
I mean the game, called 'go insane'
you should try, this little game

Just close your eyes, forget your name
Forget the world, forget the people
And we'll erect, a different steeple
This little game, is fun to do
Just close your eyes, no way to lose
Jim Morrison, The ceremony of the lizard.

Cette nuit, j’ai senti quelqu’un accroupi sur moi, et qui, sa bouche sur la mienne, buvait ma vie entre mes lèvres. Oui, il la puisait dans ma gorge, comme aurait fait une sangsue. Puis il s’est levé, repu, et moi je me suis réveillé, tellement meurtri, brisé, anéanti, que je ne pouvais plus remuer. 
Guy de Maupassant, Le Horla.


Elle est si proche – je crois bien que c'est "elle", mais d'ailleurs qu'importe, alors disons l'autre – l'autre est si proche que ça fait presque mal. Il surgit, s'impose, là, devant moi. La lumière dévore cette bribe de visage qui se rapproche, presque dangereusement, presque illisible. Cet inconnu, visage anonyme, dévoré (par la lumière) et dévorant (l'image). J'ignore s'il vient se décomposer ou se composer.
Presque un crâne. 
Vient-il pour embrasser ou pour dévaster ? Il ne respecte pas la distance et me contraint insupportablement à cette proximité suffocante, amoureuse ou macabre. Je ne sais pas s'il ouvre les yeux. Peut-être, mais il n'a pas de regard. Juste deux orbites noires. Et je ne peux soutenir cette absence. Je ferme les yeux, mais l'image reste : l'image est justement ce que je vois quand je ferme les yeux, imprimée, résiduelle, sous mes paupières.

Scars / Ishiuchi Miyako

Accident, 1981 © Ishiuchi Miyako

J'ai reçu la vie comme une blessure, et j'ai défendu au suicide de guérir la cicatrice. Je veux que le Créateur en contemple, à chaque heure de son éternité, la crevasse béante. C'est le châtiment que je lui inflige.
Les chants de Maldoror, Chant troisième, Comte de Lautréamont.


Scars generally carry a rather negative connotation. They are not shown to others, not exhibited in public, and are to be kept quietly hidden away, or measures are taken so that they won't be seen -- they belong to an extremely private realm. I take photographs of such scars, which are so very like a personal secret.
Ishiuchi Miyako


Une abstraction presque. Le grain de la peau qui devient soudain un paysage accidenté. Des corps, anonymes, fractionnés. Traces de traces. 
Des cicatrices, en très gros plan. Empreintes, vestiges, de douleurs, de chagrins, de drames passés. Le corps comme support/vecteur/révélateur de secrets et d'histoires inscrites à même la peau puis à même la peau de la photographie. Car l'intime ici est brutalement livré sans pourtant rien révéler son mystère. L'image comme la cicatrice restent silencieuses. Elles disent juste la trace d'une ancienne plaie qui s'est refermée. Petit souvenir indélébile des meurtrissures. La vulnérabilité d'un corps périssable, fragile, altéré.
Mais alors, aussi, la preuve, tangible, de la vie au travail. Rien d'irréparable, en somme.

Masao Yamamoto




Le papillon bat des ailes
comme s'il désespérait
de ce monde
Kobayashi Issa (1763-1828)


Masao Yamamoto semble entretenir une relation extrêmement sensible, singulière, récurrente, aux oiseaux. 
Ici, un oiseau posé – rien ne le retient – sur une main offerte. Quelques grammes de plumes et de chant,  de chair palpitante et fragile. La main refuge, perchoir, reposoir, prête à l'accueillir ou à laisser libre cour à l'envol. Rien de plus. On devine la patience, le calme, la délicatesse, le temps consacré à laisser venir le volatile, devenu confiant, à la main.  Un éloge de la lenteur et du fugitif tout à la fois. Une respiration profonde et furtive. Un souffle qu'on retient. Image prémices et promesse de la douceur d'un monde soudain apaisé.

Donna Ferrato / Living with the Enemy

For 5 years, Janice had been living with R.J., a violent man with a large gun collection who was 
in the habit of shooting so as just to miss her, Minneapolis, 1983. © Donna Ferrato

Caroline says / As she gets up off the floor / Why is it that you beat me / It isn’t any fun
Caroline says / As she makes up her eyes / You ought to learn more about yourself / Think more than just I
Caroline says / As she gets up from the floor / You can hit me all you want to / But I don’t love you anymore
Caroline says / While biting her lip / Life is meant to be more than this / And this is a bum trip
Lou Reed

Nul n'est plus arrogant à l'égard des femmes, agressif ou dédaigneux qu'un homme inquiet de sa virilité.
Simone de Beauvoir,
 Le deuxième sexe.

Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux.
Devise des Révolutions de Paris, Louis-Marie Prudhomme, 1789.


En 1982, alors qu'elle consacre un reportage à une riche famille américaine, Donna Ferrato est le témoin de violences conjugales (photo ci-contre). Elle commence à photographier, puis s'interpose. L'homme la bouscule, rétorquant "Je ne vais pas lui faire de mal, c'est ma femme. Je connais ma force, mais je dois lui apprendre qu'elle ne peut pas me mentir". Pendant plus de dix ans, passant des milliers d'heures avec la police, la photographe consacre son travail aux violences "domestiques". Ses images donneront lieu à la publication de l'ouvrage "Living with the Ennemy" (récemment réédité par Aperture), qui permit une prise de conscience des pouvoirs publics et de nombreuses avancées juridiques. Donna Ferrato est devenue une fervente militante, allant jusqu'à créer une association de soutien aux femmes battues..



Ces images sont obscènes. On est saisis, en les regardant, par un sentiment, dérangeant, d'indécence. A pénétrer les secrets de la violence ordinaire à huis clos. Parce que le lieu même qui se doit d'être celui de la sécurité, le foyer, devient celui du danger. Parce que l'ennemi est à l'intérieur. Et que chaque jour, la proie est livrée à son ogre.
Comment concevoir que l'homme aimé, le mari, l'amant, le père de ses enfants, le conjoint, devienne la source de toutes les peurs, de toutes les humiliations ? Comment concevoir qu'il devienne le bourreau, l'auteur de toutes les maltraitances ? 
En donnant à voir cette violence sournoise, cette instrumentalisation de la femme, qui alors se transforme en objet (c'est MA femme), exutoire, dérivatif à toutes les frustrations, toutes les colères, en donnant à voir cette lente mise à mort, l'inacceptable, les sévices, l'outrage aux sentiments et à la confiance, le long et douloureux calvaire, l'incompréhension, l'enfermement, la honte, la culpabilité, Donna Ferrato libère les cris étouffés de ces femmes en souffrance, et ces cris deviennent alors assourdissants et insoutenables. 

Living with the Enemy, Donna Ferrato, introduction Ann Jones, Aperture.
A voir également : 
- Lizzie Sadin : Violence conjugale, Est-ce ainsi que les femmes vivent ? 
Violence conjugale 2, Mâles en poing
- Hien Lam Duc : Femmes, après coup, contre toutes les violences, dire et reconstruire
A contre-coups, par Jane Evelyn Atwood et Annette Lucas, Ed. Xavier Barral

Hiroshi Sugimoto / Seascapes




© Hiroshi Sugimoto

J'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable. Je fixais des vertiges. (...)
Enfin, ô bonheur, ô raison, j'écartai du ciel l'azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible :
Elle est retrouvée.
Quoi ? - L'Éternité.
C'est la mer mêlée
Au soleil.
Arthur Rimbaud, Alchimie du verbe.

...la mer est sans routes, la mer est sans explications.
Alessandro Baricco, Océan mer.


Une longue série de photographies. La mer, le ciel, ici, ou ailleurs. Rien de plus. 
Hiroshi Sugimoto crée une unité de lieu (la mer, toujours recommencée, inachevée et inachevable) et donne à voir un partout et un nulle part, un non lieu en somme. De l'eau, de l'air, une plongée soudain dans des éléments qui se rejoignent et se confondent, un horizon. Ce n'est plus "la mer", mais la confrontation, à la fois monstrueuse - car elle nous repousse, nous engloutit et nous submerge - et paisible - car elle nous attire, nous comble et nous inonde - à une dimension originelle qui nous dépasse et nous excède. Le plein et le vide tout à la fois. Alors, les images nous saisissent et nous font sombrer avec violence et douceur pourtant, en un incessant mouvement de flux et de reflux, engloutis, infiniment fluctuants, naufragés de nous-mêmes.

Shomei Tomatsu / Blood & Rose 2, Tokyo, 1969

© Shomei Tomatsu 


...le monde n'est qu'un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompés en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière et on se dit : j'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois ; mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueuil et mon ennui.
Alfred de Musset, On ne badine pas avec l'amour.


Vous autres poètes avez fait de l'amour une immense imposture : ce qui nous échoit semble toujours moins beau que ces rimes accolées comme deux bouches l'une sur l'autre. 
Marguerite Yourcenar, L'oeuvre au noir:


Un couple, presque une créature bicéphale. Frères siamois étrangement accolés, imbriqués par la peau du cou.
L'homme et la femme symbiotiques et miroirs l'un de l'autre. L'oeil aveugle et mort, curieusement velu, sexe, animal, insecte, trouve son double dans la curieuse coiffure de l'homme qui tourne le dos. La moue de la bouche ourlée en rappel à l'oreille.
Mais est-il son amant ou son assassin ?
La tête de la femme repose dans le creux de l'épaul elle semble s'encastrer à la perfection. L'homme ne nous offre, ne lui offre, que sa nuque. On devine dans le flou, vaguement, une bribe de son visage incertain. Le creux de son cou accueille parfaitement cette tête, qui n'est d'ailleurs rien d'autre qu'une tête, presque cadavre, tant le corps et le regard de la femme sont absents. Dépossédée. Offrande flasque et décapitée sur le reposoir de l'épaule.