El baño de Frida, Mexico, 2006 / Graciela Iturbide

© Graciela Iturbide

Intenté ahogar mis dolores, pero ellos aprendieron a nadar.
(J'ai tenté de noyer mes douleurs, mais elles ont appris à nager.)
Frida Kahlo

L’art de Frida Kahlo de Rivera est un ruban autour d’une bombe.
André Breton

Pourtant, bien que chacun se fuie comme la prison qui le tient et le hait, il est un grand miracle : je sens que toute vie est quand même vécue.
Rainer Maria Rilke


Sur le mur blanchi à la chaux, suspendu comme une cage, un corset de cuir. Celui de Frida Kahlo.

L'artiste mexicaine, épouse de Diego Rivera, maîtresse de Léon Trotsky, à la fois anticonformiste, féministe et communiste, adulée par les surréalistes (alors qu'elle même se défendait de toute intention surréaliste : "Ils pensaient que j'étais surréaliste, mais je ne l'étais pas. Je n'ai jamais peint mes rêves. J'ai peint ma propre réalité" et qu'elle qualifiera, à l'exception de Marcel Duchamp, de "fils de chienne lunatiques et dérangés"), meurt en 1954. Suite aux graves lésions provoquées à la colonne vertébrale et au bassin  par un violent accident à l'âge de 16 ans, sa vie est une longue suite de douleurs, de maladies, de fausses couches qui résonnent à travers son oeuvre.


A la mort de Frida Kahlo, Diego Rivera fait fermer sa salle de bain dans la "casa azul". Elle renferme nombre d'effets personnels de l'artiste, ses corsets, ses médicaments, ses vêtements... Cinquante ans plus tard, la pièce est rouverte. Graciela Iturbide est invitée à la photographier en couleurs pour un livre, El ropero de Frida. Par la suite, elle demande l'autorisation de photographier les objets trouvés dans la salle de bain. Ce travail donnera lieu à la publication d'un autre ouvrage, comme un journal intime, une chronique des douleurs de Frida Kahlo : "El baño de Frida". C'était impressionnant : en ouvrant les caisses, il y avait la poussière de Frida. Les lavements d'étain, les portraits de Lénine, Staline, sur des affiches, étonnament, aucun de Trotsky dans ce que j'ai vu. Je n'ai jamais pris dans les coffres les lettres ou autre chose. Mon intention était de photographier les corsets, les béquilles, les portraits de ses héros, disons des personnes qu'elle respectait et qui étaient du Parti Communiste de l'Union Soviétique. Je n'ai pas fait autre chose qu'interpréter les objets de sa douleur.


Journal de Frida Kahlo.
T'en vas-tu ? NON. AILES BRISEES.
Pénétrant le secret de ce sanctuaire, lieu de claustration des objets inertes, restes reliques des souffrances de Frida, la photographe les met en scène. Petit album résurgence de la douleur et du martyre, mais aussi du courage et de la force créatrice de l'artiste.
Ce corset vide, carapace inhabitée et solitaire vient se poser, là, sur le mur, comme une évocation déchirante de l'enfermement, de la douleur et du corps contenu, captif, supplicié de la jeune femme.
Cependant, le corset cage est vide.
La dernière phrase notée par Frida Kahlo dans son journal intime : J'espère que la sortie sera heureuse et j'espère ne jamais revenir.

Diane Arbus / Sans titre (7), 1970-1971

© Diane Arbus Estate

I really believe there are things nobody would see if I didn't photograph them.

J’ai pris des photos formidables. Celles de la fête d’Halloween, dans le New Jersey, des femmes retardées mentales… Les photos sont très floues et inégales, mais certaines sont magnifiques. ENFIN ce que je cherchais. Et j’ai l’impression d’avoir découvert la lumière du soleil, la lumière hivernale en fin d’après midi… Elles sont si lyriques et tendres et jolies… C’est la première fois que je trouve un sujet où c’est la multiplicité qui compte. Je veux dire que je ne cherche pas simplement à faire la MEILLEURE photo d’elles. Je veux en faire plein.

Diane Arbus

Une parade molle, où la grâce et le grotesque se mêlent en une curieuse parenthèse (dernière série de l'artiste avant son suicide) presque lyrique. Comme sortis de la lisière de la folie et du bois que l'on devine à l'arrière plan, comme autant de personnages fantastiques sortis de quelque conte, comme autant de figures merveilleuses, tendres et effroyables, curieusement flottant dans cette atmosphère trouble.
Où s'entraînent-ils, où m'entraînent-ils ? Ils semblent s'échapper de l'image, et par là-même m'échappent, sous le ciel lourd, en pyjama, grimés, masqués.
Que fait cette petite troupe hallucinée, la vieillarde guidant l'enfant aux moustaches ?
Ce monde, petit monde parmi le monde, passe comme un songe, théâtre carnaval joyeux de l'horreur, de la folie, de la douceur pourtant.

Imago ergo sum

Portrait multiple de Marcel Duchamp, anon., 1917.


Descartes proposa le "cogito ergo sum" et son contemporain Gassendi répondit "ambulo ergo sum": Descartes existait grâce à la pensée, Gassendi grâce au mouvement et à l'action. Aujourd'hui, nous existons grâce aux images : "imago ergo sum". L'adaptation de ce corollaire à notre condition d'homo pictor dérive en "je photographie, ensuite j'existe", parce qu'il n'y a aucun doute : l'appareil photo est devenu le principal dispositif qui nous incite à nous aventurer au monde et à le parcourir autant visuellement qu'intellectuellement : que nous nous en rendions compte ou non, la photographie est elle aussi une forme de philosophie. C'est peut-être pour cette raison que nous devons affiner la portée de cette proposition en la dissociant en au moins deux versions : dans son mode périphrastique exhortatif, "je photographie, ensuite je fais exister" (parce que l'appareil photo certifie en effet l'existence) et dans son mode passif, "je suis photographié, ensuite j'existe", avec lequel l'aphorisme pourrait sembler familier à qui est versé dans les réflexion théoriques de Benjamin (c'est la présence de l'appareil photo qui rend un événement historiable).

Joan Fontcuberta in La camara de Pandora, la fotografia después de la fotografia
Ed. Gustavo Gili, 2010 (version française à paraître prochainement aux éditions 
Actes Sud).





En 1917, Duchamp découvre aux Etats-Unis un procédé photographique (populaire à l'époque dans les foires et les studios de photographes) qui, après une pose du sujet devant un miroir articulé, permettait de produire des cartes postales montrant un portrait rassemblant cinq vues simultanées sous différents angles.
Ce mécanisme, à la fois simple et ingénieux, permet au client d'obtenir une satisfaction narcissique multiple : portrait réalisé en contemplant son reflet démultiplié dans un miroir, puis image de soi, à contempler et à donner à voir, mis en abyme, reflet de reflets. Je me vois, tu me vois, je suis photographié, donc j'existe. En nombre, même.
Duchamp, dont l'œuvre est jalonnée de questionnements sur l'identité, donne corps visible ici à un ego fractionné, fluctuant et multiple. 
Le "vrai" Duchamp (celui de chair et non son reflet) nous tourne pourtant le dos pour faire face au miroir. Il cache son jeu et nous donne donc à voir son image doublement "réfléchie" (cogito ergo sum ?) par le jeu du miroir et de la photographie.
Personnalité singulière et multiple, multifacette et facétieuse (Duchamp créa durant sa carrière plusieurs alter egos, comme Rrose Sélavy ou R. Muut), l'artiste fait ici, par le biais d'un procédé mécanique et commercial, œuvre d'autoportrait.

Bernard Plossu / Mexique, 1981

© Bernard Plossu


Je ne dors pas pour rêver, lui dit-elle.
Je dors pour t'oublier. Qu'il est bon de dormir seule,
sans tumulte dans la soie.
Eloigne-toi que je te voie
solitaire, là-bas, pensant à moi quand je t'oublie
Rien ne me fait mal dans ton absence,
la nuit ne griffe pas ma poitrine ni tes lèvres.
Je dors sur mon corps tout entier,
tout entier, sans partage,
tes mains ne déchirent pas ma robe et tes pas
ne martèlent pas mon coeur comme une noisette
lorsque tu refermes la porte.
Rien ne me manque dans ton absence :
mes seins m'appartiennent. Mon nombril.
Mes taches de rousseur. Mon grain de beauté.
et mes mains et mes jambes m'appartiennent.
Tout en moi m'appartient
et pour toi, les images désirées,
prends-les donc pour meubler ton exil,
lève tes visions comme un dernier toast
et dis, si tu veux : ton amour est trépas.
Quant à moi, j'écouterai mon corps
avec le calme d'une médecin, rien, rien
ne me fait mal dans ton absence
si ce n'est la solitude de l'univers !

Mahmoud Darwich, in Comme des fleurs d'amandier ou plus loin, Actes Sud.

Un lit défait. Un corps de femme qui tourne le dos, dans l'abdication paisible du sommeil. La courbe douce de ses hanches sous le drap. La courbe lisse de son corps dans le froissement des draps. Le contact de la chair à l'étoffe. Les cheveux noirs profond tâchent la blancheur du lit.
Imprégnée d'elle-même, elle repose. Nue et pourtant couverte, découverte et pourtant inaccessible.
Douceur indicible de l'image, de cette femme hors de portée, hors d'atteinte, de la lumière qui ruisselle. Rien ne vient briser le repos de la femme seule, étrangère au monde dans la quiétude, la torpeur, l'inertie du sommeil. Image enveloppante, qui ne semble pas être une prise de vue, un acte de prédation au monde, juste un regard à peine posé.
Le bruissement, le murmure de la respiration d'une femme endormie.

Patrick Taberna

Wergen, 2011 © Patrick Taberna


Chez Patrick Taberna, pas de superflu, pas d'artifices, rien du rêve prêt à consommer. Il ne s'agit pas là d'un bonheur préfabriqué, consommable, cerise sur le gâteau ou chandelles du dîner. Pas de fards. Visions quotidiennes, regard dépouillé, images d'une rare économie. Mais une captation, douce, sensible, délicate, de "presque riens". Le pas furtif d'un chat ou d'un enfant qui déjà s'éloignent. Une vague qui s'échoue derrière un voile de brume. Une pomme oubliée sur un drap blanc.
Pas de prêt à regarder ou de prêt à rêver. Un saisissement, dans le flot du quotidien, d'instants de grâce. Des pas grand choses qui deviennent essentiels. Le temps semble s'écouler alors plus lentement, le monde ici n'est pas contenu. Curieusement, il se répand hors de l'image, laisse la place à un regard qui s'ouvre, qui se perd, qui se confond dans l'image.
Images de rêve, images rêvées.