Denis Roche / Chambre 80

19 juillet 1978, Taxco, Mexique, Hôtel Victoria, chambre 80. © Denis Roche.


Si l'on considère, d'une part, et c'est une opinion assez généralement répandue, que dans une vie de photographe il y a grosso modo une centaine d'images qui peuvent être retenues, qui seront encore belles cent ans plus tard, et qui tiendront toujours sur un mur de musée et dans quelque ordre que ce soit ; et si l'on considère, d'autre part, que les photos sont prises, en moyenne, au 125e de seconde, on est bien obligé d'en déduire qu'au total, dans toute l'entièreté de sa vie et de son travail, quelle qu'ait été son obstination, et la joie même, la fureur joyeuse de son entreprise, il n'aura retenu qu'un peu moins d'une seconde de tout ce qui se passait devant lui, des gens qu'il aura dévisagés, des événements innombrables et des actions en tout genre auxquels il se sera trouvé mêlé, de la beauté magnifique d'un corps nu qu'il aura aimé, d'un reflet, si éphémère soit-il, dans le miroir d'une chambre d'hôtel ou dans la vitre d'une fenêtre un instant entrebaîllée.
Denis Roche


Sainte stupide litanie, chant merveilleux, joie des pauvres humains promis à la mort, sempiternel duo, immortel duo par la grâce duquel la terre est fécondée. Elle lui disait et redisait qu'elle l'aimait, et elle lui demandait, connaissant la miraculeuse réponse, lui demandait s'il l'aimait. Il lui disait et redisait qu'il l'aimait, et il lui demandait, connaissant la miraculeuse réponse, lui demandait si elle l'aimait. Ainsi l'amour en ses débuts. Monotone pour les autres, pour eux si intéressant.
Infatigables en leur duo, ils s'annonçaient qu'ils s'aimaient, et leurs pauvres paroles les enthousiasmaient. Accolés, ils souriaient ou à demi riaient de bonheur, s'entrebaisaient puis se détachaient pour s'annoncer la prodigieuse nouvelle, aussitôt scellée par le travail repris des lèvres et des langues en rageuse recherche. Lèvres et langues unies, langage de jeunesse

Albert Cohen, Belle du seigneur.


Miraculeusement, dans le quart supérieur gauche de l'image, le couple se forme. Autour, tout est flou, diffus, accessoire. Contenus dans le cadre de l'image puis celui, ouvert puisque décadré, du miroir. 
Elle est nue. Le cadre du miroir la tranche juste au-dessus des hanches. De dos, elle ne voit pas ce qui se trame. Elle regarde, ailleurs (mais d'ailleurs, que regarde-t-elle ?). Contre lui, complice, elle sait. Passive, elle s'offre doublement à lui, de son corps entier, nu – sa peau éclatante – blotti contre le sien et de son dos qui s'offre pour la photographie.
Lui voit. Mais ne regarde pas dans le miroir. Il voit (se voit, la voit), par le reflet que renvoie le miroir de son appareil. Le couple alors démultiplié. Le couple, le couple dans le miroir, le couple reflété par le miroir du reflex, le couple dans l'image. Le duo en écho distant, interminable, insaisissable et pourtant captif dans l'image. 
Il fait acte. Il la tient. Il la saisit. Il la prend. Il semble même la retenir. De sa main. Et par la photographie, il la retient encore. Il retient son reflet dans le miroir, son reflet dans le miroir de l'appareil, son reflet dans l'image.
Et moi, dévastée, qui les regarde. A qui tout échappe. Fluctuants, ils se perdent et se rejoignent dans l'image et je me laisse engloutir par la multiplication des dédoublements. Je ne peux m'abîmer (et pourtant je sombre) sur la surface de l'image rigoureusement fixe. Je sais que se joue un mouvement incessant, multiplications des pulsations, aller-retour, va-et-vient, flux et reflux. Violence folle, convulsion vertigineuse, d'espace, de temps et d'amour. 

Philippe Halsman / Jumpology

Marilyn Monroe / Salvador Dali / Aldous Huxley / Marc Chagall / les WIndsors / Jean Seberg. © Philippe Halsman

In a burst of energy the subject overcomes gravity. He cannot also control all his muscles. The mask falls. The real self becomes visible, and one needs only to snap it with a camera. I call this jumpology. The time may someday come when psyciatrists will diagnose hidden characteristics not with the slow and painstaking Rorschach test but with the rapid and hurtling Halsman.
Philippe Halsman

Tout art est consacré à la joie, et il n'est point de tâche plus haute et plus sérieuse que celle de rendre les hommes heureux. Il n'y a d'art véritable que celui qui procure la plus haute jouissance. Or, la plus haute jouissance est la liberté de l' âme dans le vivant exercice de toutes ses forces.
Friedrich von Schiller


Une rupture avec la tradition du portrait photographique. Dans les années 1950, Philippe Halsman bouleverse les conventions du genre. A la fin de chaque séance, il exprime une dernière demande à celui qu'il vient de photographier : "jump !". 
L'idée semble bien légère, cependant, elle abolit les règles et les refuges de la pose. Alors, le sujet, interprétant à sa façon l'étrange demande du photographe, bien plus attentif au saut qu'à l'image qu'il va donner de lui-même, se laisse aller au bonheur, enfantin et libérateur, du saut. Les photographies sont aussi surprenantes que révélatrices, et l'exercice s'avère être un exutoire pour les vedettes de cinéma, politiques, artistes, écrivains, architectes ou industriels. When you ask a person to jump, his attention is mostly directed toward the act of jumping and the mask falls so that the real person appears. Les images débordent d'énergie, et par cette simple et joyeuse injonction, chacun est saisi, en lévitation, défiant dans l'instantané les lois implacables de la gravité.

Diane Arbus

© Diane Arbus Estate


Regarde, mais regarde bien, l'objectif l'a tellement enflé que ton visage est comme abcès.
C'est toi. [...]
C'est toi, toi dans l'instantané.
C'est toi, toi dans l'éternité.
En plein devenir.
C'est toi dans la durée. [...]
Ephémère de toujours, tu ne te reconnais pas ?
Blaise Cendrars, in Une nuit dans la forêt.


If I were just curious, it would be very hard to say to someone, I want to come to your house and have you talk to me and tell me the story of your life. I mean people are going to say, You're crazy. Plus they're going to keep mighty guarded. But the camera is a kind of license. A lot of people, they want to be paid that much attention and that's a reasonable kind of attention to be paid.
Diane Arbus


Attardés mentaux, travestis, prostituées, pensionnaires d'hôtels sordides, "monstres" de foire... Ainsi se compose l'oeuvre de Diane Arbus. Ou plutôt se fragmente. Affranchie de toute intention de racolage (elle ne donne pas en spectacle ces individus en marge), sa démarche est également bien éloignée d'un quelconque dessein de dresser un portrait de société.
Pas de photographies volées. Portrait frontaux, regards bien en face. La relation à l'autre est sans distance aucune. I never have taken a picture I've intended. They're always better or worse. Et l'image alors nous submerge car elle révèle le trouble, un instant d'abandon laissant entrevoir les failles. Par-delà l'altérité, le sentiment prégnant de l'identification de la photographe à ses sujets. Si ses images produisent souvent le malaise, c'est peut-être parce qu'au travers de ce kaléidoscope de fêlures, de disparités, de détresse ou d'aliénation, elle nous conduit à nous interroger sur notre conception même de la normalité et nous renvoie vertigineusement à nos propres défaillances et à nos inquiétudes.

Shoji Ueda / Quatre filles, 1939

© Shoji Ueda Office

Si l'espace est infini, nous sommes dans n'importe quel point de l'espace. Si le temps est infini, nous sommes dans n'importe quel point du temps.
Le livre des sables, Jorge Luis Borges.

L'univers photographique et poétique de Shoji Ueda est immédiatement reconnaissable. Il mêle à l'épure graphique et au minimalisme formel un plaisir ludique manifeste. Il fait des dunes de la plage de Sakaiminato son terrain de jeu. Espace vierge et infini, elles deviennent une scène de théâtre où il vient composer ses images comme autant de petites fables déclinées sur le sable. Ici, les quatre fillettes funambules semblent posées sur la ligne d'horizon qui s'étire dans l'image panoramique. La photographie évoque le détail, rythmique et graphique, d'une partition musicale. Les enfants se ressemblent tant que l'on pourrait croire à une vision hallucinatoire ou onirique : la même petite fille déclinant quatre attitudes différentes sur l'écran du ciel, quatre fractions d'elle-même dans l'espace de la photographie ou quatre moments d'elle-même dans le temps de la photographie. Le jeu de miroir, mise en abyme sans perspective et mise à plat, pourrait se poursuivre à l'infini s'il n'était pas contenu dans le cadre de l'image.

Confusion des genres

Man Ray in Minotaure1933 et Anatomies, 1930 © Man Ray Estate / Sans titre, Brassaï, 1933 © Brassaï Estate 

RROSE SELAVY, ETC.
Rose aisselle a vit.
Rrose, essaie là, vit.
Rôts et sels à vie.
Rose S, L, have I.
Rosée, c'est la vie.
Rrose scella vît.
Rrose sella vît.
Rrose sait la vie.
Rose, est-ce, hélas, vie ?
Rrose aise héla vît.
Rrose est-ce aile, est-ce elle ?
   Est celle
      AVIS
Robert Desnos, in Corps et biens, L'Aumonyme.

Rrose Sélavy, ©  Man Ray Estate, 1921
Belle Haleine, Marcel Duchamp 
L'érotisme est l'un des sujets majeurs des surréalistes. La sexualité, la confusion des genres, ou en quelque sorte l'effacement des différences et des identités sexuelles masculin/féminin en est un autre. Un signe avant-coureur, peut être : Rrose Sélavy (que l'on peut aussi prononcer "Eros, c'est la vie"), alter-ego féminin créé par Marcel Duchamp en 1920. Elle apparaît dans une série de portraits de Duchamp, élégamment travesti, photographiés par Man Ray, sur des objets déconcertants comme cette Eau de Voilette, réalise le film Anémic Cinéma ou publie un recueil de textes intitulé Poils et coups de pieds en tous genres (1939). Robert Desnos s'approprie le personnage en 1922 et écrit une série d'aphorismes publiés dans Corps et biens (il y reconnaît l'initiateur du personnage : "Rrose Sélavy connaît bien le marchand de sel").
Maintenant, trois photographies, dérangeantes, à "la beauté convulsive [...] érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle"* qui viennent créer le trouble. Trois machinations/fantasmes d'une métamorphose/combinaison masculin/féminin. Le feutre de Man Ray, publié dans Minotaure en 1933 pour illustrer le texte de Tristan Tzara D'un certain automatisme du goût. Ce chapeau mou, fendu, accessoire masculin vient évoquer par ses plis un sexe de femme. L'Anatomie, cou féminin distendu, musculeux, sans visage, étrangement éclairé, transfigure la chair du modèle alors mâle/femelle en pénis en érection. Le nu de Brassaï est quant à lui un corps-totem. La position/transposition de ce dos de femme nue, sans tête, vient le confondre avec l'organe sexuel masculin. Fusion/confusion, Brassaï érige un fétiche femme/phallus mêlés. 
Phalange des anges, aux angelus préférez les phallus.**

* André Breton, in L'amour fou, 1937.
** Robert Desnos, in Corps et biensRrose Sélavy (1922-1923).