Paul Himmel / Grand Central 2, 1947.


© Paul Himmel

La photographie peut inscrire le mouvement soit en opérant un découpage séquentiel du flux temporel (plusieurs images successives le décomposent pour le restituer, comme chez Marey, Muybridge ou encore Duane Michals...) soit par l'inscription du mouvement dans une seule et même image. On parle alors de bougé, on pourrait aussi parler de mouvement fixe. La photographie ne vient plus trancher net dans le continuum temporel, elle coupe "avec bavure", donnant ainsi un sentiment de réel sans pourtant réfléchir la réalité : l'oeil, d'ordinaire, ne peut garder inscrit la trace concrète du mouvement. La bave du temps... L'écart entre le temps perceptif réel et le temps photographique n'en est que plus marqué.

Dans cette image, Paul Himmel a su saisir le pas pressé des voyageurs sans visages, dans le hall de gare. Ils viennent cerner la jeune femme, immobile, qui attend, seule, une valise à ses pieds. Et l'empreinte du grouillement de la foule accroît son attente et sa solitude.

R.O. Blechman, New York, 1968 / Lee Friedlander

R.O. Blechman, New York 1968 © Lee Friedlander.

Je souhaite dans ma maison : 
Une femme ayant sa raison, 
Un chat passant parmi les livres,
Des amis en toutes saisons,
Sans lesquels je ne peux pas vivre.
Guillaume Apollinaire, Bestiaire, 1911.

The cat is the best anarchist.
Ernest Hemingway, For Whom the Bell Tolls, 1940.
*
Le décor est planté. Dans la salon, tout repose dans un ordre parfait, lisse.
La lampe trône sur le guéridon, les fleurs sur la table basse, le maître de maison au centre du canapé.
Plus discrète, puisque sans visage, la maîtresse de maison (c'est elle, ses chaussures confortables, ses jambes croisées avec distinction, ses mains paisibles la trahissent) vient refermer à droite cet élégant tableau.
Les lignes horizontales du tapis, de la table, du fauteuil, des jambes de la femme, du guéridon, puis du dossier du canapé se suivent et se superposent. Parfaitement parallèles, comme autant de couches successives, elles ordonnent une composition savamment orchestrée dont le seul dessein semble être de faire affleurer le visage de R.O. Blechman dans la partie supérieure de l'image. Alors que ses vêtements et tout son corps se confondent avec le dossier, il semble émerger, imperturbable, sobre, impeccablement rêveur, de la scène.
Mais un élément perturbateur vient tout bousculer. Au premier plan, le chat semble jaillir du décor comme un diable de sa boîte. Son regard méphistophélique laisse présager ses intentions de terrorisme domestique (menu larcin, effraction, massacre de mobilier, délinquance féline enfin). Alors, la présence indocile, malicieusement surgissant dans la scène un peu trop convenue, un peu trop figée, rappelle que c'est bien la singularité, le sentiment d'étrangeté, l'intrusion de l'imprévu, qui – au-delà de la simple anecdote saisie par l'instantané – constituent l'expression visuelle de Lee Friedlander.

Miroir, mon beau miroir


Studio Reutlinger 1890-1900/ © Guy Bourdin

Dr. Heisenberg Magic Mirror of Uncertainty, 1998 © Duane Michals

Dios ha creado las noches que se arman 
de sueños y las formas del espejo 
para que el hombre sienta que es reflejo 
y vanidad. Por eso nos alarman.
Jorge Luis Borges, Los Espejos.

On nommait le daguerréotype le "miroir avec mémoire". Nombre de portraits de femmes devant des miroirs jalonnent l'histoire de la photographie. La manoeuvre, habile (mais qui n'est pas une invention de la photographie, l'iconographie picturale l'avait déjà très largement exploitée), permet de montrer deux femmes en une, de satisfaire la vanité des coquettes de se voir ainsi déclinées avec la garantie d'un double reflet (la photographie et le miroir) qui ne déclinera pas. Petite résistance dérisoire : "Je vous livre le secret des secrets. Les miroirs sont les portes par lesquelles la mort vient et va. Du reste, regardez-vous toute votre vie dans un miroir, et vous verrez la mort travailler, comme des abeilles dans une ruche de verre.*"

* Heurteubise à Orphée, in Orphée, Jean Cocteau, 1950.

Milomir Kovacevic

Le Petit Trou de Bretagne, Paris  © Milomir Kovavevic

Deux n'est pas le double,
mais le contraire de un,
de sa solitude.
Deux est alliance, fil double
qui n'est pas cassé.
Erri De Luca, in Le contraire de un.

Milomir Kovacevic n'est pas de ces photographes pressés, il sait prendre et donner son temps. Chacun de ses reportages est le fruit d'une longue patience. Investi sans jamais être invasif, son regard aiguisé se pose avec délicatesse et humanité. 
Lorsqu'il se consacre aux souvenirs, petits objets a priori insignifiants, rapportés par les anciens habitants de Sarajevo vivant à Paris, et qu'il recueille les propos de chacun, il vient décrire subtilement l'histoire de son peuple, qui est aussi un peu la sienne, celle de tous les exilés aussi. Qu'il s'agisse de sa longue fréquentation des joueurs d'échec, de ses photographies des supporters de foot derrière le grillage des stades, des festivals de fanfares de Gucca en Serbie, il dresse une galerie de portraits saisissants et pénétrants. Il sait tisser des liens à l'autre, peut-être simplement parce qu'il ne peut faire autrement, par sa discrétion mêlée de chaleur, sa réserve mêlée de détermination, son attention et sa capacité à saisir l'extraordinaire ou la singularité de chacun et de l'instant.
Dans sa formidable série sur le bistro parisien du troisième arrondissement, "Le petit trou de Bretagne", il donne à voir de petits moments du quotidien d'un café de quartier, de ses habitués. Piliers de bars désoeuvrés, étudiants en goguette, amis d'un soir ou de toujours, musique festive, délicates jeunes femmes échouées là par hasard, couples enlacés, élans du coeur, regards perdus, bas résilles croisés derrière le bar, clopes au bec, ballons de rouge, douleurs et douceurs... Il dit un peu la vie, dit aussi, peut-être malgré lui, beaucoup de lui-même. 
Dans son rapport au monde, alliance perpétuelle et sincère à l'autre, Milomir Kovacevic est le contraire de un.

Denis Bourges / Inde, 2005

Mac Donald's de la gareBombay, Inde2005 © Denis Bourges

La rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie ? 

A la gare de Bombay, Denis Bourges saisit la coïncidence inouïe du clown-mascotte bariolé et rigolard du géant américain du hamburger - devenu en quelque sorte l'emblème insolent de la mondialisation et du capitalisme - enserrant de ses bras quatre femmes musulmanes entièrement voilées de noir, tranquillement posant à ses côtés. Il donne à voir ici le télescopage improbable de deux mondes, celui de la tradition et celui de la société de consommation. Et d'une seule photographie, il rend compte de la diversité comme des contradictions de la société indienne.

Texte paru dans le dernier numéro du Magazine De l'air consacré au vingtième anniversaire de l'agence Tendance Floue.
Le site du magazine De l'air
Le blog de Tendance Floue
Le site internet de Tendance Floue



Nick Ut / Vietnam, 1972

 Fuite d’une fillette atteinte par les bombes au Napalm dans le village
de Trang-Bang, Sud Viêt-Nam, 8 juin 1972 © Huynh Cong Nick Ut


Le 8 juin 1972, des avions survolent le village de Trang-Bang. Une mère crie à ses enfants de fuir. Ils s'élancent sur la route. Des bombes au napalm sont larguées. Les vêtements de Kim Phuc, 9 ans, sont dévorés par les flammes. Nue, terrifiée, elle court en hurlant : brûlée au troisième degré, la peau de son dos tombe en lambeaux. Nick Ut se trouve là. Il photographie la fillette qui se précipite vers lui. Elle s'évanouit dans ses bras. Il la conduit à l'hôpital, lui sauvant ainsi la vie.
Parmi la somme des photographies existantes de la guerre du Vietnam, celle-ci est la plus marquantes. Est que ce sont les militaires américains ou vietnamiens qui ont lâché les bombes ? Peu importe. Cette photographie ne prend pas position contre l'un ou à l'autre des camps. Elle constitue un plaidoyer contre la guerre. On ne comprend pas, quand on regarde l'image, pourquoi l'enfant est nue et court en hurlant. Mais l'on comprend le conflit (les soldats et le nuage noir), la peur et la violence (les enfants qui fuient), la vulnérabilité (la nudité) et l'atrocité (le visage déformé par la douleur et la terreur). La fillette se précipite vers nous, comme elle s'est précipitée vers Nick Ut, et saisie dans la photographie, elle continue de nous hurler sa détresse.

Cette photographie a joué un double rôle dans l'histoire de la guerre du Vietnam. Elle a fait le tour du monde et son impact sur la suite du conflit a été considérable : elle a éveillé une partie de l'opinion américaine qui a basculé dans le camp des opposants à la guerre. Le prix Pulitzer a été décerné au photographe. La guerre terminée, la photographie et Kim Phuc, témoignant des horreurs commises par l'armée américaine, sont devenues des outils de propagande pour le gouvernement communiste vietnamien. Le statut de "protégée" du régime de Kim Phuc lui a permis de voyager. En déplacement vers Moscou, lors d'une escale au Canada, elle a demandé l'asile politique. Elle vit depuis à Toronto. Nommée en 1997 Ambassadeur de bonne volonté de l'UNESCO pour une Culture de la Paix, elle a créé une fondation venant en aide aux enfants victimes de la guerre.

Aujourd'hui, le travail des reporters de guerre est plus difficile : leurs images sont noyées dans le flot médiatique de l'information et du fait-divers et les belligérants comme les pouvoirs en place ont pris conscience de l'impact des images sur l'opinion internationale, aussi, ils s'efforcent de canaliser leur travail, leur interdisant l'accès aux lieux des conflits ou ne les laissant travailler que sous haute surveillance. Des photographes mettent chaque jour leurs vies en danger pour témoigner. Sans eux, nous resterions dans l'ignorance des atrocités commises. Force est de constater qu'il ne suffit pas de témoigner de la barbarie pour la combattre. Mais si les images de guerre ne sont pas un remède à l’horreur, elles nous contraignent à ne pas sombrer dans l'indifférence.


Extrait de mon commentaire paru in La grande aventure de la photographie, SCEREN-CNDP, 2005.