Correspondances : dans le dos des femmes

Horst P Horst / Jean-Auguste Dominique Ingres
Jean-Antoine Watteau / Jeanloup Sieff


Joel Peter Witkin / Man Ray
Une récurrence iconographique.
Comme un incessant avatar depuis l'odalisque d'Ingres (cependant, l'entêtante inconnue de dos de Watteau, antérieure, n'est pas sans rappeler la mystérieuse ingresque).
La femme de dos, que l'on voit sans être vu, ou qui, peut-être, se laisse voir sans se montrer vraiment. Qui s'offre et se refuse.
Un femme rêvée, sans visage. Comme un seuil, un champ des possibles intarissable à la femme idéale.

Angola, 2002 / Francesco Zizola


© Francesco Zizola
Voici, je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups.
Evangile selon Luc 10-3

Seul, pauvre insignifiant petit corps squelette, exsangue, famélique, le visage émacié, l'enfant est posé là recroquevillé à même le sol. Moribond, son presque cadavre laisse présager sa mort prochaine.La chair absente, rongée par la faim, le front, les yeux démesurés, sans expression, le regard vide.Ni espoir, ni prière. il fixe l'objectif. Comment Francesco Zizola peut-il ainsi le regarder en face ? Combien d'autres encore, martyrs, perdus, oubliés, faudra-t-il regarder en face ? Combien de temps encore faudra-t-il garder les yeux ouverts ?

Extrait de mon introduction  de l'ouvrage Né quelque part, Francesco Zizola, Delpire, Paris, 2004.

De la photographie couleur et de la pomme de terre...

Claude Monet, Coquelicots, 1873 / Antonin Personnaz, Ombrelle rouge, vers 1910.

Si aucun n'ignore que les frères Lumière ont inventé le cinématographe en 1895, on oublie souvent qu'ils furent les précurseurs de la photographie en couleur. En 1907, ils commercialisèrent un nouveau procédé fascinant pour leurs contemporains : les plaques autochromes qui en permettaient la réalisation. Ce système restituait un traitement de la lumière sous la forme d’une division de la couleur en pointillés. Les plaques étaient saupoudrées de fécule de pomme de terre teinte en rouge vert et bleu. Les images ainsi réalisées ne sont pas sans rappeler la peinture de Seurat (le pointillisme) ou celle des impressionnistes. Les autochromes connurent, grâce à leur simplicité d’utilisation et à la séduction de nouveauté de la couleur, un vif succès jusqu’en 1930, mais disparurent à terme (substitués par le négatif couleur en film) car ils ne permettaient pas la reproduction des images.

A l'heure du numérique, cette invention montre que la photographie a longtemps été histoire de chimie, et parfois même, de cuisine...

Raphaël Dallaporta / Antipersonnel # 3

© Raphaël Dallaporta

La création d'un designer contemporain ? Le dessert d'un pâtissier chic et parisien, qui conçoit ses réalisations comme de la joaillerie ?
 
Le grain, les couleurs, le volume, tout atteste d'un objet raffiné, délicat, issu de l'industrie du luxe. Mais la légende, froide puisqu'elle est le simple descriptif de l'objet, comme la notice d'une quelconque cafetière fabriquée en Chine, nous dit :
SB 33 Italy / Weigh 140 g / Diameter 85 mm / Height 30 mm
A scatterable mine, the SB-33 is resilient, completely waterproof and its 35 g explosive charge will result in the traumatic amputation of the detonation limb. The SB-33AR version of the mine contains an anti-handling mechanism, but once laid is indistinguishable from the SB-33. The mine – now longer in production – was used in Iraq, Afghanistan and the Falkland Island.
Soudain surgissent la cohorte d'horreurs, de chairs meurtries et éclatées, d'enfants estropiés. Et l'on se surprend à avoir succombé à la séduction de l'objet, ainsi décontextualisé. Une référence, peut-être, aux ready-made duchampiens (Fontaine-urinoir à l'envers, porte bouteille etc). Changement de contexte et changement de point de vue. En les photographiant comme autant d'objets précieux (la série "Landmines 1:1 en compte treize), Raphaël Dallaporta brouille les pistes, pervertit les codes de représentation, et nous conduit, par le malaise qu'engendre la séduction première, à nous interroger sur notre perception des images et des objets.

Mon rêve américain



Abreuvés des images, des films, des produits dont nous inondent les Etats-unis, le mythe américain nous travaille, semble-t-il, depuis que Christophe Colomb y a posé le pied.
Et chacun porte en lui, aussi risible ou inavouable soit-il, son rêve américain.
Le mien, je l’avoue, c’est une blonde callipyge dans une robe outrageusement collante (je dis bien outrageusement, car elle est si collante qu’il est évident que sous cette robe, elle a un corps, un corps nu et sa tenue est bien plus indécente et charnelle que si elle avait été nue). Et cette blonde callipyge susurre, devant la foule, sous la pluie des flashs, elle susurre la ritournelle de "happy birthday". Elle la susurre, devant la foule, sous la pluie des flashs, à Kennedy.
Et, bien que je ne sois pas dupe de cette alliance (de cet accouplement ?) érotique du glamour et du pouvoir, cette parade, amoureuse et publique, incarne le champ des possibles de ce pays. Car cette même scène en un autre lieu est inconcevable.
J’ai moi aussi mon rêve américain, donc. Même si j’ai deviné les stratagèmes, l’imposture, les façades de cartons pâte.

Orphelinat d'Ungureni / Jean-Louis Courtinat


© Jean-Louis Courtinat
La première chose, c'est son ventre.
Je ne peux pas me l'expliquer. Ca pourrait être ses mains trop grandes qui battent l'air ou sa bouche béante. Ca pourrait être la lumière, ce soleil bas de fin du jour qui coule et se brise sur le mur. L'ombre inquiétante tapie derrière lui. Ou la mince cage formée par le maillage du rideau et son ombre qui l'enferment entre la fenêtre et le mur.
Mais la première chose, c'est son ventre cyclopéen. Un œil unique - puisqu'il n'a pas de regard. Pas vraiment son ventre, donc, mais son nombril. Cette cicatrice originelle, celle qui atteste que chacun de nous a été attaché, charnellement, à sa mère. Que chacun de nous n'est pas venu au monde seul. Ce point d'ancrage et de rupture.
Peut-être que son nombril, unique indice de sa filiation, attire à ce point mon attention parce que je sais qu'il est orphelin. Plus précisément, je sais que celle qui l'a porté et mis au monde l'a abandonné. Après la gestation - unique moment de vie sans véritable solitude de celui à naître et de celle qui le porte -, et la venue au monde, rien. Rien pour le consoler de la douloureuse séparation de la naissance, du passage brutal de la protection de la matrice au monde immense. Dans les orphelinats roumains, les enfants développent souvent de lourdes pathologies intellectuelles, physiques ou mentales. Il ne s'agit pas uniquement de la privation d'affection maternelle. Il s'agit du dénuement absolu, de l'absence de contact, de paroles, de soins dont ils sont victimes. L'image nous dit : il a perdu la raison. C'est presque un homme, mais cette solitude première et la longue succession de manques, d'enfermements, de mauvais traitements le condamnent à la folie.

Intégralité de mon commentaire de l'image de JL Courtinat paru in Tout Seul, Delpire Paris, 2009.